L’espace, cet univers impitoyable
L’économie spatiale pourrait dépasser la barre symbolique des 1000 milliards de dollars à l’horizon 2030, soit deux fois plus qu’aujourd’hui. Pourtant, la plupart des acteurs du secteur sont malmenés en Bourse. Le moment d’investir ?
Par Bertrand Beauté
Un immense convoi filant sur Kyïv. Des horreurs dans les rues de Boutcha. Les immeubles de Soledar dévastés. Depuis février 2022, des photos satellites documentent la guerre en Ukraine quasiment en temps réel. Elles montrent avec une précision incroyable des armements, des bâtiments et la désolation des champs de bataille. Presque toutes sont estampillées d’un copyright : Maxar Technologies. Créée en 2017, cette société américaine est désormais au centre de l’information. Loin d’être anecdotique, la renommée nouvelle de Maxar reflète une transition importante dans l’utilisation de l’espace. « Historiquement, le domaine spatial s’est développé pendant des décennies autour des agences spatiales publiques (la NASA américaine, l’ESA européenne ou encore Roscosmos en Russie), accompagnées d’acteurs historiques faisant partie de l’industrie de la défense (Boeing, Lockheed Martin, Airbus, Dassault), raconte Maxime Puteaux, consultant spécialiste de l’industrie spatiale pour le cabinet Euroconsult. Mais depuis le début du XXIe siècle, nous assistons à l’émergence d’une industrie spatiale d’initiative privée, avec une multitude de startup qui se lancent à l’assaut de l’espace. »
Venu des États-Unis, ce mouvement a été baptisé New Space, par opposition à l’Old Space perçu par les nouveaux entrants comme une industrie vieillissante et sclérosée. « La chute phénoménale du coût de l’accès à l’espace a été le déclencheur du mouvement New Space», explique Emmanuelle David, directrice exécutive de l’EPFL Space Center, dans l’interview qu’elle nous a accordée. «Cela a donné l’opportunité à de petites entreprises, mais aussi à des laboratoires de recherche, de lancer leurs propres satellites – une activité autrefois réservée aux États. »
Sur la seule année 2022, 180 fusées ont été envoyées vers l’espace, soit 44 de plus qu’en 2021. Un record.
En 2021, le cabinet SpaceTech Analytics a ainsi dénombré plus de 12’000 « space tech companies ». Un chiffre en pleine explosion, puisqu’elles n’étaient qu’une poignée deux décennies plus tôt. Cette profusion de nouveaux acteurs se reflète dans les chiffres selon un article publié dans la revue Nature, sur la seule année 2022, 180 fusées ont été envoyées vers l’espace, soit 44 de plus qu’en 2021. Un record. Autre performance inédite : 2469 satellites ont été mis en orbite en 2022, soit une hausse de 36% par rapport à 2021 (1813) et près du double de l’année 2020 (1272). Et ce n’est pas fini : selon une étude du cabinet Euroconsult publiée en décembre 2022, près de 24’500 satellites seront lancés sur la période 2022-2031, soit une moyenne de 2500 par an. Résultat : le marché mondial de l’espace devrait atteindre 1100 milliards de dollars en 2030, contre 469 milliards en 2021, selon un rapport de Bank of America dévoilé en janvier 2023.
Afin d’accélérer leur développement et de s’approprier une part de ce marché, de nombreux acteurs du New Space ont franchi les portes de la Bourse, particulièrement en 2020 et 2021. Mais aujourd’hui, le bilan est terrible : la plupart des actions du New Space se sont crashées. Coté depuis 2021, l’américain Astra a vu son titre perdre 98% de sa valeur en l’espace de deux ans. Idem pour BlackSky ou Satellogic qui ont respectivement chuté de 90% et 60% depuis leur entrée en Bourse. La liste des déconvenues est longue. Le New Space ne serait-il qu’une bulle financière explosant en plein vol ? « Les fondamentaux du New Space sont sains, répond Maxime Puteaux. Nous assistons à une correction du marché qui sanctionne les acteurs qui avaient mis la charrue avant les bœufs, entrant en Bourse via des SPAC alors qu’ils n’avaient pas de produits matures à mettre sur le marché. Ils ont vendu des prévisions surréalistes, faisant croire aux boursicoteurs qu’ils allaient devenir riches avec l’espace. Lorsqu’ils n’ont pu tenir leurs promesses, leurs actions se sont effondrées. » Avec pertes et fracas, à l’image de Virgin Orbit par exemple. Entrée en Bourse en 2021 via une SPAC, la société de l’homme d’affaires Richard Branson, qui conçoit des fusées dédiées au lancement de petits satellites, s’est placée sous le régime américain des faillites en avril 2023. Une faillite parmi d’autres.
« Beaucoup d’entreprises se sont lancées ces dernières années. La concurrence est rude. Il n’y aura pas de place pour tout le monde. »
Thomas Coudry, analyste chez Bryan, Garnier & Co
Pour Thomas Coudry, Head of Tech Equity Research et spécialiste du New Space chez Bryan, Garnier & Co, une autre raison concourt à expliquer cette déroute boursière : « Toutes les valeurs technologiques ont souffert en 2022 et le New Space n’a pas été épargné. La chute a été d’autant plus prononcée que la plupart des acteurs de ce secteur sont des sociétés early stage avec de gros besoins de financement pour leur développement. Or, ce type d’entreprises a particulièrement souffert de la hausse des taux d’intérêt. »
Pour autant, quelques acteurs ont su tirer leur épingle du jeu. Coté à New York, l’opérateur de satellites américain Iridium Communications a vu son titre progresser de plus de 80% en un an. « Pour les sociétés du New Space les plus fragiles, la période actuelle va être très compliquée, relève Maxime Puteaux. Mais celles qui ont la capacité de délivrer rapidement un produit avec le moins d’investissement possible ont une belle carte à jouer. »
Dans ce contexte, les spécialistes s’attendent au déclenchement d’une vague de fusions et acquisitions dans le secteur. « Beaucoup d’entreprises se sont lancées ces dernières années. La concurrence est rude. Il n’y aura pas de place pour tout le monde », souligne Thomas Coudry. L’analyste de Bryan, Garnier & Co recommande de s’intéresser particulièrement aux entreprises exposées au secteur public : « Les commandes des gouvernements vont rester importantes dans le secteur de l’espace, en particulier en ce qui concerne le marché de la défense qui sera un facteur clé au cours des prochaines années. La guerre en Ukraine a entraîné une prise de conscience des États en ce qui concerne leur souveraineté, avec des budgets de défense qui s’inscrivent en forte hausse. Les entreprises du New Space exposées au secteur de la défense, et plus généralement à la commande publique, vont donc être tirées vers le haut. » Les actionnaires de Maxar Technologies ne diront pas l’inverse. En décembre dernier, ils ont accepté de vendre au fonds d’investissement Advent International leur titre du leader mondial de l’observation spatiale, qui travaille avec l’armée américaine, pour 6,4 milliards de dollars, soit une prime de 129% par action.