L’humeur des marchés disséquée par l’IA

Les progrès de l’intelligence artificielle permettent une analyse toujours plus fine du sentiment de marché afin d’anticiper l’évolution des cours. De quoi ringardiser les indicateurs économiques traditionnels ? Les experts répondent.

Par Ludovic Chappex

Dévorer les news de la presse économique, scruter les tendances sur les réseaux sociaux, éplucher les rapports d’activité des entreprises… Et si ce rituel bien connu des investisseurs zélés appartenait aux livres d’histoires ? Par ses progrès fulgurants, l’intelligence artificielle (IA) démontre chaque jour un peu plus sa capacité phénoménale à analyser et traiter un flux colossal d’informations, bien plus vite et plus efficacement que peut le faire un cerveau humain. Le miracle opère grâce au traitement du langage naturel, ou natural language processing (NLP), une branche de l’IA qui utilise l’apprentissage automatique pour comprendre la structure et le sens d’un texte.

Appliquée au monde de la finance, cette technologie permet d’analyser quasiment en temps réel le sentiment de marché, soit le sentiment général des investisseurs vis-à-vis d’un actif ou du marché dans sa globalité. De quoi prédire l’évolution des cours de Bourse ?

Les résultats semblent le suggérer. La banque centrale américaine (Fed), que l’on peut difficilement suspecter de frivolité, vient par exemple de créer un indicateur, baptisé Twitter Financial Sentiment Index (TFSI), afin de mesurer le sentiment des marchés. Dans une étude publiée sur son site internet en mai dernier, titrée More than Words : Twitter Chatter and Financial Market Sentiment, la Fed explique : « Nous élaborons une nouvelle mesure du sentiment des marchés financiers et du crédit en utilisant le traitement du langage naturel sur les données de Twitter (…) Nous démontrons que le sentiment financier sur Twitter pendant la nuit permet de prédire les rendements boursiers du lendemain. Plus particulièrement, nous montrons que l’indice contient des informations qui aident à prévoir les changements d’orientation de la politique monétaire américaine : une détérioration du sentiment financier sur Twitter la veille de la publication d’un communiqué du FOMC (Federal Open Market Committee, ndlr) prédit l’ampleur des chocs restrictifs de la politique monétaire. »

D’autres travaux de même nature évaluent positivement l’analyse du sentiment de marché à partir d’articles de presse. L’étude Using Financial News Sentiment for Stock Price Direction Prediction, publiée en 2022 par deux chercheurs de la Zurich University of Applied Sciences (ZHAW), met à l’épreuve le traitement du langage naturel pour extraire le sentiment des news et anticiper l’évolution de l’indice S&P 500. Les auteurs concluent : « Les résultats montrent que les scores de sentiment basés sur le contenu des nouvelles sont particulièrement utiles pour prédire la direction du cours des actions. »

Plusieurs sociétés se sont engouffrées dans cette hype technologique en proposant des outils clés en main d’analyse de sentiment de marchés via l’IA à leurs clients (établissements bancaires, hedge funds ou fonds de pension). L’entreprise californienne Marketpsych (lire l’interview du CEO) ou l’hispano-américaine Ravenpack figurent parmi les pionnières et références dans ce domaine.

Concrètement, ces entreprises se focalisent sur les millions de news parues dans les médias économiques, les blogs ou les réseaux sociaux, et transforment ce flux de données en indices exploitables par les investisseurs. Pour ce faire, le premier enjeu est de constituer une bonne base de données à partir de sources considérées comme fiables. Il s’agit ensuite de définir une ou plusieurs thématiques à l’aide de mots-clés, comme inflation, chômage, covid, récession, etc. Ces différents thèmes sont détectés automatiquement par les outils de traitement du langage naturel qui vont alors générer des statistiques ou un résumé. L’idée est d’obtenir une évaluation des sentiments de la foule (positifs, neutres ou négatifs) par rapport à un thème ou une entreprise donnée. Ravenpack se targue de pouvoir livrer une photographie du marché quasiment en temps réel : « La machine peut collecter des données, les analyser et livrer une analyse au client en moins d’une demi-seconde », affirme le CEO de l’entreprise Armando Gonzalez.

Mais jusqu’où l’analyse de sentiment de marché est-elle pertinente ? Peut-elle remplacer les indicateurs économiques traditionnels ? Et surtout, quel est son réel pouvoir prédictif ? « Ces méthodes sont sérieuses, tranche Norman Schürhoff, professeur de finance à l’Université de Lausanne et au Swiss Finance Institute. Il existe désormais de nombreuses preuves que l’actualité et les médias sociaux fournissent des informations précieuses. Mais l’analyse de sentiment de marché ne doit pas être considérée comme un substitut aux indicateurs économiques fondamentaux traditionnels. Elle constitue plutôt un complément et permet d’affiner le pouvoir prédictif des indicateurs économiques. »

Un avis qui fait écho à celui des autres experts du monde académique que nous avons contactés, à l’instar de Didier Sornette, professeur émérite à la Chair of Entrepreneurial Risks de l’ETH Zurich : « Le sentiment de marché, c’est comme une photo, une photo très précise, qui peut ensuite être ajoutée à la boîte à outils pour aider à prédire les prix ainsi que les risques futurs. »

Si les spécialistes s’accordent sur l’intérêt de l’analyse du sentiment de marché, tous soulignent l’importance primordiale de la qualité des données traitées par l’IA. Le CEO de Ravenpack Armando Gonzalez en convient volontiers : « Les capacités de stockage et la rapidité des ordinateurs ont fait un bond de géant en avant, mais le challenge reste d’isoler les bonnes données. Avoir de bonnes données est la base pour toute modélisation. »

 

« La qualité de la source est décisive. Si vous agglomérez les informations sans discernement à partir de la moyenne de tous les influenceurs, vous perdrez de l’argent. »

Norman Schürhoff, professeur de finance à l’Université de Lausanne et au Swiss Finance Institute

 

Autrement dit, se contenter d’absorber tout ce qui se dit sur les réseaux sociaux conduit dans le mur. Norman Schürhoff a dirigé une étude publiée le 25 avril dernier par le Swiss Finance Institute, titrée Finfluencers (contraction de financial influencers, ndlr) qui rend compte de ce phénomène. Selon cette recherche, 56% des influenceurs ne sont pas compétents pour prédire les prix, générant des rendements mensuels de -2,3%, et seuls 28% sont compétents, générant +2,6% de rendements. « Les conseils des finfluencers non qualifiés créent des croyances excessivement optimistes la plupart du temps et des variations persistantes dans les croyances des suiveurs », écrivent les auteurs de l’étude. Par conséquent, les finfluencers provoquent des transactions excessives et des prix inefficaces.

« La qualité de la source est décisive, résume Norman Schürhoff. Si vous agglomérez les informations sans discernement à partir de la moyenne de tous les influenceurs, vous perdrez de l’argent. Mais si vous choisissez comme sources les meilleurs influenceurs et que vous filtrez ces informations au moyen des NLP, le résultat est probant. » Il précise : « Dans son ensemble, le pouvoir prédictif des réseaux sociaux est plus aléatoire que celui des articles de la presse économique, mais notre étude montre qu’avec la bonne méthodologie, on obtient des informations précieuses. »

Outre la sélection minutieuse des données, c’est leur quantité importante conjuguée à l’exploitation maximale des outils de NLP qui fournit au bout du compte la meilleure performance : « Nos recherches montrent que plus vous agrégez de données – à condition de choisir les bonnes – et plus vous utilisez de NLP différents, plus les chances de surperformance sont élevées », détaille Matthias Uhl, Head Analytics & Quant Modelling chez UBS, également chargé de cours à l’Université de Zurich et au Swiss Finance Institute.

La fortune serait-elle au bout de l’IA pour peu que l’on alimente la machine avec de bonnes données ? Amit Goyal, professeur de finance à l’Université de Lausanne, en doute. « Avec ou sans ces technologies, une question fondamentale demeure : est-il simplement possible de prédire les prix ? Plusieurs Prix Nobel d’économie estiment qu’il n’est pas possible de prédire l’évolution des prix sur les marchés. C’est un sujet qui continue de faire débat entre économistes. »

« Il n’existe pas de consensus sur quoi que ce soit en économie, sourit Didier Sornette. Nous sommes divisés en écoles ! » Relativement prudent face à ces nouveaux outils, le professeur de l’ETH Zurich avance : « L’IA et le machine learning sont devenus beaucoup plus puissants, mais l’amélioration qui en résulte est davantage quantitative que qualitative. L’IA peut fournir des analyses toujours plus approfondies, mais au final elle ne fait que décrypter la bêtise (ou l’intelligence) de la foule. »

Le défi n’est toutefois pas le même selon que l’on cherche à prédire les prix à court ou à long terme. « À court terme, 
le comportemental domine ! Plus c’est court terme, moins la variation de prix est sensible au fondamental », synthétise Julien Leegenhoek, fondateur et CEO de la société genevoise Taranis, spécialisée dans l’analyse de données alternatives (dont le sentiment de marché) à base d’IA.

Matthias Uhl de UBS insiste de son côté sur l’importance des fondamentaux économiques dans une perspective d’investissement à long terme : « Un asset manager a besoin d’indicateurs qui soient fiables sur un, voire deux, cycles économiques, et je n’ai pas vu d’indicateur de sentiment de marché basé sur les réseaux sociaux fonctionner de façon certaine sur une période aussi longue. D’où l’intérêt pour l’investisseur de ne pas se cantonner à une spécialité. » À ce propos, Matthias Uhl glisse l’anecdote suivante : « J’enseigne à des étudiants qui sont parfois des experts dans le domaine de l’IA ; certains maîtrisent le machine learning appliqué à la finance, mais ces mêmes étudiants n’ont parfois aucune connaissance du fonctionnement de l’économie, ce qui est tout aussi important si vous voulez battre les marchés. »

L’autre écueil de ces technologies réside paradoxalement dans leur démocratisation. En matière d’investissement, il s’agit de posséder l’information que les autres n’ont pas, ou pas encore. Or, de plus en plus d’entreprises mettent sur le marché leurs solutions, sans parler des outils d’IA facilement accessibles à tout un chacun, comme ChatGPT. Dans sa dernière version, le fameux agent conversationnel offre d’ailleurs des résultats stupéfiants pour le stock picking basé sur le sentiment de marché. Mais ses services se destinent à des milliards d’investisseurs potentiels… Dans ces conditions, il est plus difficile d’avoir un coup d’avance.

Matthias Uhl de UBS dresse un parallèle intéressant : « Regardez le P/E ratio (Price-Earnings Ratio, un ratio de valorisation des entreprises, ndlr), que la plupart des investisseurs utilisent encore aujourd’hui. Son utilité a progressivement diminué au cours des dernières décennies, alors que dans les années 1970 et 1980, il s’est avéré être un indicateur précieux. »

Et demain ? « L’analyse du sentiment de marché passera aussi par le traitement des flux vidéo, dit Armando Gonzalez, CEO de Ravenpack. L’idée est d’être capable d’identifier des comportements spécifiques. » « La prochaine étape sera l’analyse vocale et vidéo des signaux comportementaux des CEO et banquiers centraux, estime aussi Norman Schürhoff de l’Université de Lausanne. Des méthodes de machine learning seront développées pour comprendre et découvrir les motivations des individus. Ce type de recherche pourra aider à faire des prévisions à long terme. » 

ChatGPT-4, le pavé dans la mare
Le célèbre modèle de langage montre de réels talents d’investisseur.

Un outil accessible à tous, facile à utiliser, surpassant les solutions proposées par les entreprises spécialisées dans l’analyse du sentiment de marché à base d’IA ? Ne cherchez plus, c’est une nouvelle fois ChatGPT-4, le phénomène du moment, qui vient bousculer les repères. Une étude de l’University of Florida, qui a fait grand bruit depuis sa publication en avril dernier, affirme que l’incontournable modèle de langage fait mieux que ses concurrents pour prédire les rendements boursiers à l’aide des titres d’actualité. « Nous utilisons ChatGPT pour évaluer si chaque titre d’article est bon, mauvais ou neutre pour les prix des actions des entreprises, écrivent les auteurs de l’étude. Nous observons une corrélation positive significative entre les scores de ChatGPT et les rendements boursiers quotidiens ultérieurs. Nous constatons que ChatGPT surpasse les méthodes traditionnelles d’analyse des sentiments. »

Les auteurs précisent que les stratégies long-short, soit un mix de positions longues et courtes sur différents titres, basées sur ChatGPT-4 offrent le ratio de Sharpe le plus élevé (cet indicateur financier permet de mesurer la rentabilité d’un portefeuille en fonction du risque pris par un investisseur). Cette révolution sonne-t-elle le glas pour les firmes spécialisées dans l’analyse du sentiment de marché ? Le CEO de l’entreprise californienne Marketpsych y voit plutôt l’opportunité d’enrichir leurs propres outils, soulignant que la capacité de ChatGPT-4 à interagir avec l’humain constitue une étape majeure. C’est également l’avis de Norman Schürhoff, professeur de finance à l’Université de Lausanne : « Des acteurs établis comme Marketpsych ou Ravenpack apportent de la valeur principalement grâce aux données qu’ils fournissent et ont stockées, et non via leur technologie de machine learning. Ils sont capables, et le feront probablement, d’adapter leur méthodologie au fil du temps pour rester les meilleurs de leur catégorie. En d’autres termes, la méthodologie (ChatGPT-4) est un complément et non un substitut aux données. »

Par ailleurs, il faut souligner que dans l’étude de l’University of Florida, ChatGPT fait exclusivement du stock picking, c’est-à-dire qu’il sélectionne une à une les actions qu’il propose d’acheter ou de vendre ; il ne permet pas de jauger 
la valeur de l’ensemble des titres du marché. La question qui émerge est donc plutôt la suivante : comment chacun sera-t-il en mesure de se servir de cet outil ?

« ChatGPT-4 n’a pas été spécifiquement développé pour faire de la prévision boursière, or les méthodes de machine learning gagnent à être ajustées en fonction de l’objectif poursuivi, explique Norman Schürhoff. La finance ne fait pas exception. ChatGPT-4 sera de plus en plus adapté pour traiter les données et questions financières. »

Un marché des cryptos dopé aux émotions

« Plus un actif est jeune, plus il est soumis à la finance comportementale. » Cette observation de Julien Leegenhoek, fondateur et CEO de l’entreprise Taranis, spécialisée dans les données financières, résume bien la corrélation observable entre les cours des cryptomonnaies et l’évolution du sentiment de marché. Aucun autre actif n’est aussi sujet aux composantes émotionnelles. « Les outils d’analyse de sentiment de marché me paraissent mieux adaptés au marché des cryptomonnaies qu’à celui des actions, dit Amit Goyal, professeur de finance à l’Université de Lausanne. Les cryptos constituent un marché beaucoup plus petit (environ 1 trillion de dollars actuellement contre plus de 100 trillions de dollars pour le marché des actions, ndlr), nettement moins liquide, davantage sujet à la spéculation et à de potentielles manipulations, et où les investisseurs particuliers sont proportionnellement plus nombreux. C’est un marché davantage influencé par les news et les commentaires publiés dans les médias sociaux. »

Les outils d’analyse de sentiment basés sur l’IA prennent tout leur sens dans ce contexte, et les firmes tech du secteur ne se privent pas de jouer cette carte. Un constat qui amuse Didier Sornette, professeur émérite à la Chair of Entrepreneurial Risks de l’ETH Zurich : « Les cryptos n’ont aucune valeur économique fondamentale ! Il n’est donc pas surprenant qu’elles soient principalement sensibles aux sentiments de marché. C’est une tautologie. Ce marché est façonné par les croyances, basées sur l’espoir, le battage médiatique et la cupidité. Et l’exploitation par une minorité de la crédulité de la majorité. »